Feulleton: "Le souffleur" 7

Des livres que j’avais lus, il y avait longtemps.

Que j’ai relus.

On ne relit jamais le même livre.

On n’est jamais le même quand on relit un livre.

C’est assez cruel de relire un livre.

Pour soi.

Pour l’enthousiasme qu’on a perdu.

Pour l’innocence qu’on a perdue.

Pour tout ce qui nous a rendus plus cynique.

 

J’ai eu cette chance de retrouver la vie en me replongeant dans les livres qui avaient habité mon adolescence. C’était peu de chose. Ca ne résolvait pas mes problèmes d’argent, mais ça m’avait redonné le goût de lire. J’étais comme un qui a guéri du cancer. Fatigué mais vivant.

Je pris quelques jours de congé. Je les passai dans le parc en face de chez moi. A ne rien faire. Assis sur un banc. Toute la journée. Le visage tourné vers le soleil. A fermer les yeux. Ecouter. Les ouvrir. Observer les gens. Le soleil tapait assez fort, j’étais rentré le visage brûlé au deuxième degré. Comme mes finances étaient au plus bas, je me soignai en me badigeonnant le visage au jus de concombre. Peu à peu, je me laissai gagner par une sorte d’euphorie, de fébrilité qui me poussèrent à commettre d’incroyables imprudences et à retomber dans mon vice initial.

Je dérobai les volumes de A la recherche du temps perdu, collection La  Pléiade. 7408 pages. Un monument. Revendus « occasions état neuf » via Internet. Une affaire. Je continuai avec La Comédie Humaine, tout Balzac, 21312 pages. Puis Shakespeare, Saint Augustin et quelques autres. Les libraires finirent par me repérer et je dus mettre un terme à ce commerce. En quelques semaines, il m’avait rapporté bien plus que mon maigre revenu minimum d’insertion. J’avais trouvé le filon pour baiser l’économie de marché, je n’entendais pas m’arrêter en si bon chemin. Je me prenais pour un Robin des Bois moderne, pétri d’orgueil et porté par un sentiment d’impunité assez inattendu chez moi, homme blanc de culture judéo chrétienne nourri aux mamelles de la culpabilité originelle. Mais le marché, c’est le marché. Il n’y avait pas de raison de s’arrêter. C’est ainsi que je me lançai dans la vente de vrais faux manuscrits autographes. Je dérobais les manuscrits dans les bibliothèques, les scannais et les imprimais sur de vieux papiers. Revendus à des prix honnêtes sur les marchés aux puces et autres vide-greniers, ils me rapportaient de quoi vivre et même plus. Pour la première fois depuis des dizaines d’années, je pus me payer le restaurant. 

 

On a dit que c’était une escroquerie.

On m’a traîné devant les tribunaux.

On m’a accusé de tous les maux.

On m’a enfermé comme un chien enragé.

Avec les damnés de la société.

 

Condamné à un an pour escroquerie ! moi qui n’avais cherché qu’à rendre heureux les derniers fous de littérature, ceux pour lesquels une page autographe de Proust bien qu’illisible vaut plus qu’un coupé Mercedes.

On m’a incarcéré parce que j’ai vendu un peu de bonheur à des malheureux en quête d’authenticité. Le juge a refusé d’admettre qu’il s’agissait d’une démarche esthétique d’une haute exigence car je n’ai jamais choisi les documents au hasard. J’y ai toujours porté le soin que méritent les grands textes et je mettais un point d’honneur à rapporter les documents après les avoir copiés.

J’ai partagé ma cellule avec un vrai voyou. Le jour, il regardait la télé et sombrait dans une léthargie de mort-vivant, une espèce d’hébétude  placide et morne, tel un grand malade plongé dans le comas recevant un goutte à goutte d’images pour survivre. Il se consolait la nuit en lisant des revues pornos. Je lui ai proposé Sade, Henri Miller, Anaïs Nin, le Con d’Irène et même un roman contemporain où le mot bite apparaissait en moyenne vingt fois par page et bien non, rien n’y fit, impossible de le tirer de ses revues sans âme, sans littérature. Pour ma part, je me gardai de toutes ces turpitudes et ne me livrai qu’à une seule débauche, la lecture répétée, en boucle, du Journal d’un Séducteur de Kierkegaard. Ca me donnait le vertige. A la vingtième, je perdis connaissance A la trentième, je fis une crise de delirium tremens. Mon compagnon de cellule n’en pouvait plus. On m’a retiré le Journal d’un Séducteur et on m’a enfermé seul, dans une sorte de placard qui servait de cellule, faute de place.

N’y a-t-il donc aucun espoir ? Ton amour ne se réveillera-t-il jamais à nouveau ? car je sais que tu m’as aimée, bien que je ne sache pas ce qui m’en donne l’assurance. J’attendrai même si le temps me paraît long, j’attendrai jusqu’à ce que tu en aies assez de l’amour des autres, alors ton amour pour moi resurgira du tombeau, alors je t’aimerai comme toujours, comme autrefois, oh ! Johannes ! comme autrefois : Johannes ! ta froideur insensible envers moi, représente-t-elle ta véritable nature, ton amour, les richesses de ton cœur, n’étaient-ils que mensonge, que fiction, es-tu redevenu toi-même ? aie patience avec mon amour, pardonne-moi de t’aimer toujours, je le sais, mon amour est un fardeau pour toi ; mais le temps viendra où tu retourneras auprès de ta Cornélia ; ta Cornélia ! Ecoute ce mot suppliant ! ta Cornélia ! ta Cornélia. 

J’ai essayé d’écrire. Le roman de ma vie ou quelque chose qui aurait été comme le témoignage de mon infortune. Je n’arrivais pas à aligner trois mots de suite. Je pouvais lire tout ce que je voulais, romans, essais, théâtre, biographies, poésie. Et même des romans classiques chinois interminables qu’en d’autres circonstances je n’aurais fait que parcourir d’un œil distrait. Je pouvais méditer des heures sur l’avenir de la littérature et sur le destin du théâtre. Je cuisinais en récupérant des morceaux de pommes de terre, de navet et d’autres substances insolites perdues dans le grand rata servi midi et soir. Je pouvais faire tout cela mais pas écrire. C’était donc ça la punition à laquelle on m’avait condamné. On ne m’avait pas crevé les yeux pour m’empêche de lire, ni coupé les doigts pour m’empêcher d’écrire. On m’avait retiré l’envie d’écrire. Mais s’il ne m’était plus possible d’écrire sur le papier, il m’était encore possible d’écrire dans ma tête.

Je commençai une lettre. Une lettre adressée à une maîtresse que je ne connaissais pas. Une maîtresse dans ma tête à laquelle j’écrivais une lettre dans ma tête. C’était une lettre à la fois courte et interminable. Chaque jour, je changeais un mot. C’était la même lettre infiniment renouvelée pleine de désirs insatisfaits. Mais plus j’avançais et plus la lettre changeait de caractère. J’avais commencé avec une lettre d’amour et quelques mois plus tard je terminai avec une lettre de séparation.

Heureusement, arriva le temps des aménagements de peine qui mobilisent le peu d’énergie qu’il reste au détenu. J’oubliai la lettre dans ma tête. La perspective de me retrouver libre me donna le souffle nécessaire pour écrire enfin une demande d’aménagement de peine qu’on me refusa parce qu’il n’y avait plus de place dans le quartier de semi-liberté. Je protestai. On m’ordonna le silence. Je déversai un tombereau d’insultes qui me conduisit au mitard sans livre, sans lettre, sans ma résistance électrique pour me préparer du thé chaud. Mais j’étais seul, vraiment seul. Je profitai pleinement de cette solitude.

 

(On entend à nouveau des pas au-dessus de lui, les pas s’arrêtent, bruits de voix indistinctes)

 

Quand on vint me chercher pour me remettre dans la promiscuité molle de la prison, je les priai de m’y laisser encore mais avec quelques romans de Dostoïevski. On m’accorda Dostoïevski et on me refusa la solitude. Dostoïevski est excellent pour la contrition des détenus. Je lus Crime et châtiment à la bibliothèque, devant mes compagnons de malheur. De la première à la dernière ligne. 

 

Y compris le journal de Raskolnikov :

 

J’avais l’impression de rôtir sur un feu.

Aussitôt levé, je fus secoué par un tel frisson que les dents faillirent me sauter hors de la bouche ; tout mon corps tremblait. J’ouvris la porte et j’écoutai. La maison était plongée dans un sommeil profond. Je jetai un coup d’œil sur moi même et tout autour ; j’étais plein de stupéfaction : je n’arrivais pas à comprendre. Comment avais-je pu en rentrant hier ne pas fermer la porte et me jeter sur le divan non seulement sans me déshabiller mais même sans ôter mon chapeau, car celui-ci avait roulé par terre et se trouvait toujours à la même place, près de l’oreiller. Si quelqu’un était entré ici qu’aurait-il pensé ? que je suis saoul. Pourtant…D’un bond je me précipitai vers la fenêtre. Il faisait assez clair, je me mis à m’inspecter des pieds à la tête, à examiner mes effets : ne portaient-ils pas quelque trace ? impossible de le faire ainsi ! toujours secoué par un frisson, j’entrepris de me déshabiller complètement  et de visiter mes habits de nouveau. Je regardais chaque fil, chaque loque et ne me fiant pas à moi, je recommençai l’inspection à trois reprises. Mais je ne trouvais rien, aucune trace, sauf sur le pantalon, dont le bas tout effiloché pendait en frange. Dieu merci ! dis-je à part moi ; j’étais vraiment heureux. Il y avait sur la frange comme des taches de sang qui à présent s’étaient coagulées. Je saisis mon canif et coupai toute la frange. Il n’y avait plus rien nulle part.

 

 La lecture eut des effets inattendus. Il y eut des pleurs, certains se voilèrent la face, d’autres partirent avant la fin. Un curé qui avait été impliqué dans une affaire de pédophilie fut le seul à tenir jusqu’au bout. Le soir, après la fin de la lecture, il fit une tentative de suicide dont on me fit endosser la responsabilité. Je retournai au trou sans mes Dostoïevski, mais avec des pages entières imprimées en caractères Cyrilliques dans ma tête. Je fis connaissance d’une blatte qui s’était égarée là par je ne sais quel mystère. Elle me tint compagnie. Cette bestiole aimait la littérature. Je la posais sur le dos de ma main et je lui récitais des poèmes de Baudelaire. Elle écoutait silencieusement, ses grandes antennes tendues vers le flux de mots qui tombait sans discontinuer. Les matons s’affolèrent, on fit venir un expert psychiatre qui s’inquiéta de ma santé mentale et parvint à me faire sortir quelques jours avant la date prévue.

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