La rencontre a lieu dans une salle du sous-sol d'un foyer construit sur des terrains autrefois couverts de jardins ouvriers. La salle est terne, les peintures décaties. Sur un pan de mur, l'empreinte d'un tableau d'affichage, de couleur plus ancienne que celle qui couvre le mur. Le peintre s'est-il contenté de peindre autour du cadre? Sur un autre mur, un tableau dont une partie a été arrachée. On ne comprend plus ce qu'il représentait. Dans un coin, une cabine en fer qui renfermait une machine à café. La machine est partie en réparation, elle n'est jamais revenue. A gauche de l'entrée, un petit local avec deux machines à laver. Une quinzaine de chaises en plastique noire. Les chibanis arrivent lentement. A la fin de la rencontre, ils seront une petite dizaine ayant passé la soixantaine, sauf deux hommes plus jeunes. L'un est d'origine tzigane, fils d'un manouche et d'une italienne. L'autre est d'origine maghrébine, né en France. Les deux sont au chômage.
On se présente, on s'observe, on se jauge. La discussion peine à s'engager. Mais il y a toujours une voix plus vive que les autres. Lui, il s'appelle Ali (nom changé). Il est arrivé en France à l'âge de 17 ans à la fin des années 50. Il a travaillé dans le bâtiment, a monté des sacs de 45kg sur le dos et jusqu'à cinq étages, a scellé des agglos qui lui arrachaient la peau en hiver. Il ne portait ni gants, ni casque, ni chaussures de sécurité. Des bottes ? oui. Il a participé à tous les grands chantiers de la région et vécu dans des foyers jusqu'à sa retraite.
Au début, ils étaient dix par chambres, neuf heures de travail par jour, six jours par semaine. Il se souvient de la guerre d'Algérie, du bouclage du foyer par la police, des interdictions. Pas de français, pas de femmes. A l'époque, il était jeune, il se couchait tard, il buvait du vin, fumait. Aujourd'hui, tout cela est loin. Il se couche tôt, se réveille tôt, se tourne et retourne dans son lit jusqu'au lever. Sa vie se déroule ici et de l'autre côté de la Méditerranée, où vivent sa femme et ses enfants. Autrefois, la vie ressemblait à un enfer. Aujourd'hui, c'est plutôt le purgatoire et demain, peut-être, le paradis. Il n'a pas de radio ni de télévision ; il ne lit pas le journal. C'est mieux ainsi, ça évite de s'encombrer le cerveau. Se charger la tête avec des mots et des images, c'est épuisant. Pas de neurones disponibles pour la pub et autres télé-réalités.
Ils sont fatigués. On le voit à la manière dont ils se tiennent sur leur chaise. L'un s'appuie sur sa canne, les yeux mi-clos, un autre a la tête penchée sur sa poitrine, les bras posés sur ses cuisses, un troisième se tient comme s'il allait s'effondrer sur lui-même, la tête serrée dans un bonnet de laine. Ils écoutent mais n'entendent pas ou mal. Ali traduit les questions à son voisin et parle fort. Un autre n'a pas cessé de murmurer, on dirait qu'il prie. Pour expliquer le travail qu'il faisait, il mime le geste de tenir un marteau-piqueur. Quelques-uns ont plus de quatre-vingts ans. Ils ont travaillé dans le bâtiment ou le textile. A l'époque, il y avait encore des usines en activité dans le pays sous-vosgien. Toutes ces usines ont fermé, sont devenues des friches, ont été reconverties en appartements ou bien abritent des artisans.
Quand on jette un coup d’œil par la porte-fenêtre, on voit des immeubles, une école, des maisons, une caserne. Il y avait des champs, des jardins et des vergers. Ils ont bâti des villes. Hôpitaux, écoles, facultés, administrations, usines, quartiers résidentiels, on n'imagine pas l'ampleur de la tâche accomplie. Ils y ont passé leur vie (y ont laissé leur vie?). Près de cinquante ans à travailler, jour après jour, semaine après semaine, année après année. En été, il y avait les retours au pays, auprès de leur femme et de leurs enfant. Une étrangère, des étrangers ?
Ils ne les ont pas vus grandir, leurs enfants. Ceux-ci sont absents à ce qu'ils ont vécu. Ils leur ont envoyé des dizaines de mandats, mois après mois, pour qu'ils vivent bien. Ils en envoient encore. Qui fera le compte des sommes d'argent que ces hommes ont épargnées au prix de sacrifices inouïs? Inouï est le mot. Aux jeunes qui veulent émigrer, ils disent : non, vaut mieux pas, son pays, on le construit chez soi. Des regrets ? Non, c'est ainsi. Comme dit Ali : une vie, ça ne se rattrape pas.
Ils ont vécu ensemble, jamais seuls, et, pourtant, la solitude, ils connaissent mieux que quiconque. Ils ne peuvent pas se défaire de cette vie en foyer. Ils s'y épuiseront. Et puis, il y a la maladie, les soins dont ils ont besoin et dont ils ne pourraient pas bénéficier au pays.
L'un d'eux a un parcours différent. Soldat dans l'armée française pendant la guerre, il est venu en France après l'indépendance. Il a vécu de caserne en caserne, principalement en Allemagne. Finalement, il a échoué dans ce foyer. Il a terminé sa carrière comme soldat de première classe. Il n'est jamais retourné en Algérie. Où irait-il ? Il n'a plus de famille.
Et c'est ainsi que la vie a sculpté ces visages, façonné ces gueules extraordinaires où parfois le regard vous scrute avec insistance, puis disparaît dans un lointain brumeux comme s'il n'était déjà plus de ce monde.
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