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Scène 1, à la fromagerie.
Serge
C’est vrai ce qu’on dit ?
Jean
T’occupe pas de ça.
Serge
T’aurais pas fait une grosse connerie ?
Jean
J’ai pas envie de parler.
Serge
C’est que…enfin, si tu veux pas en parler, je me tais. Y en à d’autres qui en parles, et même au conseil municipal ils en ont parlé.
Jean
J’ai pas envie de parler.
Serge
C’est que…enfin, si tu veux pas en parler, je me tais. Y en à d’autres qui en parles, et même au conseil municipal ils en ont parlé.
Jean
De quoi il se mêlent ?
Serge
La vie privée, ça les regarde pas. Déjà que tu peux plus peindre la porte de ton garage sans qu’ils choisissent la couleur. La couleur d’une maison, ça se voit, c’est extérieur. Ca joue sur l’environnement. Mais ce qui se passe à l’intérieur ? si ça se fout sur la gueule, si ça baise ou si ça bouffe des larves de termites, franchement ça les regarde pas.
Jean
Qu’est-ce qu’ils ont dit ?
Serge
Que ça pouvait plus durer.
Jean
Plus durer ?
Serge
Cette femme qui serait chez toi, dont tout le monde parle et que personne n’a vue, qui serait pas d’ici et qui serait sous le voile comme les danseuses du ventre.
Jean
C’est le voile qui les inquiète ?
Serge
Le maire a dit qu’il donnerait jamais son autorisation pour un mariage où la femme porterait un voile.
Jean
Toutes les mariées sérieuses ont un truc sur la tête.
Serge
Il a dit aussi que ça sentait la magouille. Paraît que t’as touché du fric.
Jean
J’en ai dépensé beaucoup.
Serge
C’est sûr qu’en achetant au pays t’aurais évité les frais de transport. Mais la belle famille, faut y penser à la belle famille, elle viendra pas du Pakistan.
Jean
Mauritanie. Quand ils viennent, ils rappliquent à cinquante.
Serge
J’imagine la tête du vieux, cinquante pakistanais dans son salon !
Jean
Mauritaniens !
Serge
C’est comment ?
Jean
Comment ?
Serge
Au lit ?
Jean
Je sais pas. Comme partout. Faut le temps.
Serge
C’est sûr, il y a de la nonchalance chez les africains.
Jean
Comment tu sais ça ?
Serge
J’ai fait mon service à Djibouti. Elles suçaient trop lentement, je m’endormais et elles s’empressaient de me réveiller. Tu sais, j’en aurais jamais ramené une en France.
Jean
Pourquoi ?
Serge
C’est comme un fruit exotique, faut le consommer sur place.
Jean
Je te suis pas Serge.
Serge
Tu m’aurais écouté…
Jean
J’ai pas les moyens d’aller en Afrique.
Serge
Ton vieux, il a un bas de laine qui ressemble à une bite d’éléphant.
Jean
Jamais j’y toucherai, je serai mort avant.
(Entre le patron)
Patron
Ça fait plus d’un quart d’heure que vous discutez !
Serge
Ça nous empêche pas de faire le boulot.
Patron
Ouais, on voit comment !
Jean
Si vous nous donniez un coup de main on serait moins tendus.
Patron
Tes conseils tu te les gardes pour ta pastèque !
Jean
Vos vacances à Saint-Domingue, ça vous a pas arrangé .
Patron
Contrairement à ce que tu penses, j’ai pris le temps de bosser à Saint-Domingue. Y a cinq mille meules de comté en négociation. Vous comprendrez jamais ce que c’est que de trouver des marchés.
Jean
Négocier comment ? dans des hôtels de luxe en baisant les femmes de chambre ?
Serge
Ça va Jean, laisse tomber.
Jean
Je vais pas le laisser insulter ma future femme.
Patron
A propos, dimanche on attaque à six heures. Tout doit être prêt à dix. Le président de la fédération des sociétés des gruyères vient prendre l’apéro.
Jean
On le verra pas avant dix heures.
Patron
Qu’est-ce que tu dis ?
Jean
Faudra revoir le tarif des heures sup du dimanche.
Serge
C’est vrai, M’sieur Belon, ça nous donne à peine de quoi allumer un cierge à la messe de onze heures.
Patron
Pour ça que tu y vas à la messe de onze heures !
Jean
Si c’est pas plus que les heures du samedi, je viens pas.
Patron
Oublie pas que t’as une bouche supplémentaire à nourrir.
Jean
Même sans, je viendrais pas. Question de principe.
Patron
Pendant des années t’as rien dit. C’est ta grosse qui te monte le bourrichon ?
Jean
C’est pas une grosse.
Patron
C’est vrai qu’on voit rien sous le burnous.
Serge
C’est bon, M’sieur Belon, on a compris que ça vous plaît pas que Jean il a trouvé une femme. Y vous faudrait des célibataires qu’ont ni femme, ni enfants, ni vieux à nourrir.
Patron
Toi, on te demande pas de faire les sous-titres.
Serge
Ça se pourrait que je sois malade ce week-end, avec ce temps de merde.
Patron
Si t’es malade, je te vire.
Serge
Et ça se pourrait que je me vire tout seul.
Patron
Bon dieu, Serge, on peut plaisanter à propos d’une femme qu’à un voile sur la tête, on peut ou on peut pas ?
Serge
Ça me met mal à l’aise. Jean, c’est mon copain de trimard. On en passe des heures dans cette cave, plus que vous en fait.
Patron
Vous croyez qu’une entreprise comme celle-là ça se gère avec une calculette ! Non, il faut un ordinateur et un ordinateur ça supporte pas l’humidité ni le sel.
Jean
Nous, faut bien qu’on le supporte.
Patron
Si t’as des rhumatismes, faut te soigner.
Jean
Merci pour le conseil.
(Il sort)
Patron
Quel con, ça lui réussit pas de consommer de la marchandise importée. Tu l’as vue toi ? elle est bien ?
Serge
Elle est blonde, avec des yeux bleus et une peau …..
Patron
Imbécile !
Scène 2, chez Jean
Jean
Pourquoi vous la voulez pas ?
Madeleine
C’est pas dans mes habitudes.
Jean
Elle peut aider.
Madeleine
Rien du tout. Elle sait pas. Elle sait pour la Mauritanie. Mais ici elle sait rien.
Jean
Je demande pas beaucoup.
Madeleine
Moi, au fond, je serais pas contre. Mais c’est ton père.
Jean
Lui aussi, faudra bien.
Madeleine
C’est plus grave.
Jean
Ça peut pas.
Madeleine
Si.
Jean
Comment ?
Madeleine
J’ai reçu des résultats.
Jean
Quels résultats ?
Madeleine
Les analyses.
Jean
Je savais pas. Il sait ?
Madeleine
Non. Je lui ai rien dit. Il y a la lettre. Elle dit que c’est pas bon.
Jean
Je comprends pas.
Madeleine
Faut que j’aille à l’hôpital, examen complémentaire et peut-être opération.
Jean
J’aime pas ça.
Madeleine
T’aurais eu une femme normale….
Jean
Meriem est une femme normale.
Madeleine
Elle connaît pas notre vie.
Jean
C’est quoi la différence ?
Madeleine
Ton père.
Jean
C’est un vieux comme les autres.
Madeleine
Y voudra pas qu’elle le soigne, y refusera de manger ce qu’elle fera, y se laissera mourir.
Jean
On peut manger, on peut toujours manger.
Madeleine
Vaudrait mieux trouver quelqu’un. Y a la petite à Gérard. Elle a pas encore vingt ans, mais elle sait, elle sait bien faire parce qu’elle s’est occupée de sa grand-mère.
Jean
Combien il va demander Gérard ?
Madeleine
Je sais pas. Faut aller le voir.
Jean
C’est crétin d’aller chercher ailleurs ce qu’on a sous la main.
Madeleine
On a pas tout. On a qu’une étrangère.
Jean
Tu fais chier Madeleine. C’est pas avec ta pension qu’on se paiera des domestiques.
Madeleine
Il a tout ce qu’il faut. Il en a tellement qu’il pourrait se payer une brigade de femmes de ménage.
Jean
Il touchera pas à ses terres. Il touchera à rien. Meriem lui coûtera rien, c’est pour ça qu’il l’acceptera et c’est ce qui le sauvera.
Madeleine
Faudra. Sinon il ira à l’hospice et ça aussi ça coûtera.
Jean
Pourquoi il irait à l’hospice ?
Madeleine
C’est possible que je pourrai plus. Ils peuvent me dire qu’ils m’opèrent, ils peuvent me dire qu’il y en a plus pour longtemps. Il peuvent me dire le pire et faudra faire avec.
Jean
Qu’est-ce que tu dis ? t’es pas malade.
Madeleine
C’est la maladie qui se voit pas et quand elle se voit c’est trop tard.
Jean
T’as cette maladie et t’en parles à personne, comme si on avait pas le droit de savoir, comme si on avait pas vécu sous le même toit pendant tant d’années.
Madeleine
A toi, je l’ai dit. A lui, j’ai dit que c’était rien qu’un contrôle, qu’il a pas de souci à se faire. Il a pas répondu. On sait pas ce qu’il pense, on sait pas ce qu’il a compris. Quand il répond pas, c’est que ça travaille en dedans. Il faudra prendre soin de lui.
Jean
Tu parles comme si…
Madeleine
J’ai pas d’autre famille, j’ai que vous…
Jean
Et Meriem, tu la mets dedans ?
Madeleine
Je peux pas. Aujourd’hui, je peux pas.
Jean
Pourquoi ? pourquoi ? et demain, tu pourras ?
Madeleine
Peut-être, si on me laisse le temps.
Jean
Alors faut pas attendre, faut le faire maintenant.
Madeleine
C’est trop tôt. J’ai jamais voyagé, j’ai jamais connu le monde que depuis ce village, je sais pas ce que c’est un étranger. Je connais pas.
Jean
C’est trop tôt ou trop tard. C’est jamais dans notre vie. Avec vous, on est toujours à côté de la vie. On peut pas vivre sa vie avec des gens comme toi ou comme lui.
Madeleine
T’es injuste.
Jean
Vous m’avez enfoncé des pieux dans la tête pour que je prenne une femme et quand elle arrive vous n’en voulez pas.
Madeleine
C’était comme un coup de tonnerre qu’arrivait dans un ciel dégagé.
Jean
Et maintenant.
Madeleine
Elle suspend ses culottes dans la cave, elle sait pas se servir du lave linge. Quand elle fait la cuisine ça sent dans toute la maison pendant des jours. On peut rien lui confier.
Jean
C’est pas en lui faisant la gueule qu’elle apprendra. Faut oublier les culottes et lui apprendre. C’est pas autrement si tu veux pas que le vieux il se retrouve à l’hospice.
Madeleine
Je suis pas la meilleure pour ça. Je sais pas expliquer. Et puis, il reste si peu de temps.
Jean
Je vais la chercher.
Madeleine
Maintenant ?
Jean
C’est le temps qui va manquer.
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