5
Scène 1.
Madeleine
Deux doigts pas plus !
Meriem
C’est pas assez.
Madeleine
Tu sais tout, toi .
Meriem
Il n’a pas enlevé ses chaussettes.
Madeleine
C’est pas mon problème.
Meriem
S’il n’enlève pas ses chaussettes, je ne peux pas lui donner son bain de pieds.
Madeleine
Tu veux pas enlever tes chaussettes ?
Joseph
Touche pas.
Madeleine
Faudra pourtant que tu les enlèves.
Joseph
Si elle me touche, je la tue.
Madeleine
Sois raisonnable, tu peux pas te faire le bain tout seul et moi je serai pas là .
Joseph
Une semaine, je resterai une semaine sans bain si faut.
Madeleine
Ils finiront par te couper les doigts de pieds.
Meriem
Avec des gants de caoutchouc…
Joseph
Je suis allergique au caoutchouc! Une semaine, tu me laisses crever.
Madeleine
Pas une semaine, trois jours. Faut les examens, à cause de la boule que j’ai dans le cou.
Joseph
Autrefois, les vieux, ils avaient des boules partout et ils vivaient cent ans.
Madeleine
Avec les gants, tu serais d’accord ?
Joseph
Je préfère garder mes chaussettes.
Madeleine
Je vais chercher les gants.
(Elle sort)
Meriem
Chez moi, j’ai soigné des vieux Comme vous. Les jambes, le dos, les pieds, le ventre, tout ce qui ne va plus quand on est vieux.
Joseph
……
Meriem
Si vous ne voulez pas parler, on se tait.
Joseph
L’autre là, elle est jamais partie. Pendant quinze ans, pas un jour d’absence.
Meriem
Elle reviendra.
Joseph
Je te parle pas à toi.
Meriem
Alors on se tait.
Joseph
Je suis chez moi, je parle quand je veux.
(Retour de Madeleine)
Madeleine
Il reste une paire. Elle va préparer le bain. Elle a ses gants, elle te touchera pas.
Joseph
On se parle pas.
Madeleine
T’es plus têtu qu’un mulet borgne ! S’ils me gardent, si je reviens pas, comment tu vas te soigner ?
Joseph
Je paierai une infirmière. J’ai le droit. Je suis vieux et malade, j’ai le droit.
Madeleine
Faudra payer, faut toujours payer.
Joseph
Combien ?
Madeleine
Au moins deux cents.
Joseph
Par mois ?
Madeleine
Par jour.
Joseph
J’ai pas les sous.
Madeleine
T’as celle-là !
Joseph
Je la paierai pas.
Madeleine
T’as rien à payer.
Joseph
On la nourrit.
Madeleine
C’est Jean qui la nourrit.
Joseph
Paiera pas longtemps, vu qu’il a plus de travail.
Madeleine
Celle-là, elle peut travailler.
Joseph
Je vends un bout de terrain et je paie une infirmière.
Madeleine
Les terrains agricoles, ça vaut plus rien.
Joseph
Tu me laisses tomber.
Madeleine
Je suis pas encore les pieds devant.
Joseph
J’ai de la mort aux rats en réserve.
Madeleine
Y en a plus. A la poubelle depuis longtemps.
Joseph
T’avais pas le droit.
(Entre Jean)
Jean
C’est l’heure.
Madeleine
Tu me promets de veiller sur lui ?
Jean
Mais oui.
Madeleine
Ses médicaments sont dans le tiroir du buffet. Chaque jour dans une boîte. On peut pas se tromper.
Jean
Je sais, il y a pas de souci.
Madeleine
Surtout pas de sel ! même pas dans sa soupe !
Jean
On y va.
(Ils sortent)
Meriem
Levez le pied, sinon on pourra pas.
Joseph
On se parle pas.
Meriem
On fait comme si.
Joseph
Je préfère crever.
Meriem
Le pied, quand il est bleu, on le coupe.
Joseph
Je préfère crever.
Meriem
Je suis à la cuisine. J’attends. On m’appelle si on a besoin de moi.
(Elle sort)
Joseph
J’ai pas peur de la mort. J’ai pas peur de perdre ma jambe. C’est pas les conneries de mon fils qui me rendront cul de jatte.
Scène 2
Joseph
C’est trop salé et c’est pas assez cuit.
Jean
Y a pas de sel. C’est un peu épicé, mais c’est pas mauvais.
Joseph
C’est dégueulasse.
Jean
T’as même pas goûté.
Joseph
Ça se voit que c’est trop salé.
Jean
Tu manges rien depuis deux jours.
Joseph
Je préfère mourir de faim plutôt qu'être empoisonné.
Jean
Personne veut ça.
Joseph
Je te dis pas qu’elle veut, je te dis que c’est pas une nourriture pour moi.
Jean
C’est pas ça.
Joseph
C’est quoi ?
Jean
Meriem.
Joseph
Connais pas.
Jean
Arrête de nous prendre pour des cons. C’est elle qui fait à manger, que si elle était pas là faudrait payer le traiteur et ça coûterait les yeux de la tête.
Joseph
C’est qui ? ta fiancée ? non. Ta femme ? non. C’est personne. Quelqu’un dont on voit jamais les cheveux, c’est personne.
Jean
Dans ce cas, appelle-la « personne ».
Joseph
Je dis personne quand il y a personne, pas quand il y a quelqu’un.
Jean
Donc il y a quelqu’un.
Joseph
Il y a quelqu’un et il faut qu’elle s’en aille.
Jean
Pourquoi t’es comme ça ?
Joseph
J’ai pas de comptes à te rendre.
Jean
Ce que tu veux, c’est pas de femme pour moi. C’est l'abstinence jusqu’à la fin de ma vie.
Joseph
Ce que je veux, c’est un petit-fils.
Jean
Tu penses qu’à toi.
Joseph
Je pense à ceux qui étaient avant moi et qui s’arrêteront à cause de toi.
Jean
Ça veut rien dire.
Joseph
C’est ce qui passe par le sang qui nous libère du temps.
Jean
Des conneries. Tu meures et c’est fini. Tu penses plus à rien. T’en as rien à foutre si ça continue ou pas. Et pis, t’accepterais jamais un sang mélangé.
Joseph
Vaudrait mieux pas.
Jean
Alors de quoi tu te plains ?
Joseph
De ce qu’on me laisse crever, de ce que je suis traité pire qu’à l’hospice.
Jean
Si t’étais à l’hospice, tu passerais ton temps à renifler la mort. Tu saurais même plus comment c’était dans ta maison. Tu oublierais le jour qu’on est, le mois et la saison.
Joseph
Si j’étais à l’hospice, j’entendrais pas tout ce qui se raconte sur mon fils. Les aides-soignantes elles s’occuperaient de moi. Elle souriraient avec leurs yeux bleus et leurs joues roses. Pas comme ici. Ici, on m’observe en coin, le mauvais œil en coin, c’est de la charogne qui va vous frapper par derrière.
Jean
Elle a peur de toi et toi tu as peur d’elle.
Joseph
J’ai peur de personne et pas même de la mort. Si j’avais encore la force, elle aurait jamais mis les pieds ici. Et pis, ça serait jamais arrivé parce que je t’aurais trouvé une femme depuis longtemps.
Jean
Ça serait pire.
Joseph
Ça aussi avant, jamais tu te serais permis.
Jean
Avant quoi ?
Joseph
Avant elle.
Jean
T’en dit trop.
Joseph
Pas assez, parce qu’il y en a beaucoup sur le cœur.
Jean
Je sais pas s’il y a encore un cœur .
Joseph
C’est pourri, c’est toute la douleur que tu me causes.
Jean
Je te cause rien. C’est toi qui le fais. C’est comme un abcès sous la dent, faut ouvrir pour que ça coule.
Joseph
T’y toucheras pas, je te laisserai pas ouvrir.
Jean
Alors qui ? Madeleine ?
Joseph
Elle est venue. Elle a pris la place de ta mère. Elle est venue pour s’occuper de toi pas de moi.
Jean
Ça a commencé avant. Tu entends : ça a commencé avant.
Joseph
Avant, c’était ma belle sœur et encore après.
Jean
Elle me l’a dit.
Joseph
Elle sait plus. Elle croit ses rêves. Elle a rêvé de me marier, mais c’est sa sœur que j’ai épousée.
Jean
T’as couché avec elle.
Joseph
Où tu veux en venir ? Me foutre une affaire sur le dos pour que j’accepte ta fatma ? C’est foutu d’avance. On me fait pas cracher comme un chinois.
Jean
En vrai, je m’en fous. L’important, c’est la tendresse et tu lui as rien donné. T’es incapable de donner.
Joseph
T’en sais rien. T’es un trou du cul. T’as même pas été foutu de garder ton boulot alors viens pas me donner des leçons de morale. Qu’est-ce que tu en sais si je lui ai rien donné à elle et aussi à ta mère ?…J’ai mal aux jambes…
Jean
Tu veux ton bain de pieds ?
Joseph
C’est comme du plomb en fusion qui remonterait jusqu’aux cuisses.
Jean
Tu le veux ou pas ?
Joseph
Ça dépend qui.
Jean
Moi, je sais pas.
Joseph
Alors, c’est personne.
Jean
Si tu préfères souffrir…
Joseph
Elle me touchera pas. Même pas avec les gants en soie. Si je crève, c’est pas question qu’elle fasse ma toilette. Apporte moi du papier et un crayon. Je vais le mettre dans mon testament. Pas question qu’elle me lave, rien pas même le trou du cul. Je vais l’écrire. Je vais écrire ce qu’il faut pour que la nuit soit moins noire. Je vais écrire pour qu’on sache vers qui je veux qu’on aille avec mon corps. ( Jean sort) Tu crois pas que tu vas me dépouiller, héritier de merde, tu crois pas…
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