A l’issue de cette expérience, j’ai écrit une nouvelle qui s’appelle « La littérature dans l’estomac », une allusion discrète au pamphlet de Julien Gracq « La Littérature à l’Estomac ». Julien Gracq a refusé le Goncourt. Dans son bouquin, publié en 1950, Julien Gracq écrit quelque chose comme « en France on n’a jamais autant parlé de la littérature du moment et on y a si peu cru », enfin quelque chose d’approchant. Depuis, les choses ont évolué. On n’a jamais aussi peu parlé de la littérature et jamais on y a si peu cru. La poésie est devenue invisible. Les textes dramatiques sont inaccessibles. La télé est le trou noir de la république des lettres. La France n’a jamais été aussi peu le pays de l’esprit. Au trou, l’intelligence française ! comme s’il pouvait y avoir une intelligence papou, une intelligence corse ou une intelligence patagonienne.
Il écrit aussi …
(Il cherche le livre, ne le trouve pas… on entend des pas au-dessus de lui, il écoute, les pas s’éloignent, il reprend)
Qu’est-ce que j’en ai fait ? C’est un livre que j’avais emprunté. J’avais emprunté beaucoup de bouquins dans les grandes surfaces. Beaucoup, beaucoup. Je ne les avais pas rapportés. Ils pouvaient venir les chercher. Pas de problème. Ma porte était ouverte. Ces cons, ils ont envoyé la police pour les récupérer ! J’avais exactement 5647 ouvrages, tous empruntés. Un flic est tombé sur un roman de Faulkner, il y avait la photo de l’auteur sur la couverture . Il m’a dit : « je le connais lui, c’est l’aviateur qui a franchi le premier l’Atlantique en avion ». Bon d’accord, Faulkner n’est pas étudié dans les écoles de police. Bon, d’accord, Faulkner est un météorite incandescent qui parcourt le ciel de la littérature. D’accord, mais de là à le prendre pour un pilote d’avion !
Mon livre, « La Littérature dans l’estomac », raconte l’histoire d’un écrivain affamé qui mange les pages des livres qu’il vole. Il aurait pu voler des miches de pain, non, il vole des livres de poches, parce que ça prend moins de place que les miches, c’est plus facile à cacher sous un imperméable. Il commence par Stendhal, continue avec Balzac et termine par Flaubert. Chaque fois qu’il avale une page, il lui arrive des choses étranges. Physiologiques. Comme s’il passait un peu de la texture de l’œuvre dans le sang du mangeur. Avec Balzac, il attrape la diarrhée. Mais une diarrhée purificatrice, une diarrhée humaine. Stendhal le constipe, le rend mélancolique. Hugo, lui donne de l’énergie, de la force. Avec Flaubert, il crève de faim. Flaubert, c’est léger, ça se digère bien, mais ça nourrit pas. A un certain stade de consommation de Salammbô, après quarante à cinquante pages, il a des hallucinations. Dans le super marché où il fait ses courses, il se croit dans les jardin d’Hamilcar, en plein festin. Il plonge à pleines mains dans les salades, dévore à grandes bouchées les fromages, se goinfre de glaces. Les gens prennent peur, ils font appel à la police .
En fait, l’histoire se termine mal.
Je n’ai jamais été doué pour terminer une histoire.
L’administration décide de l’interner pour troubles à l’ordre public. A l’hôpital psychiatrique, il passe son temps à lire Chateaubriand à ses compagnons de chambre. Ca les apaise. Le personnel médical peut souffler. La compagnie des malades mentaux est la seule qui convienne encore pour la littérature. On ne le garde pas. On le remet à la rue. Alors, comme un toxicomane mal sevré, il rentre dans la première librairie venue et il se gave de pages de livres. Il meurt étouffé par la Divine Comédie. J’ai longtemps hésité avant de choisir s’il s’agissait des pages de l’Enfer ou du Paradis. J’ai finalement préféré le Purgatoire. Parce qu’il y avait un côté indécis dans cette histoire.
C’était un sujet possible, mais ce n’était pas un bon sujet. Au sens actuel. Qu’est-ce qu’un bon sujet ? c’est une histoire qui fait vendre. Une histoire qui décrypte un nombril. C’est incroyable ce que la physio-littérature du nombril a pris d’importance dans la littérature moderne. C’est à peine deux centimètres carrés de peau et ça vous chie des mètres et des mètres carrés de roman. Je me suis penché sur le mien, je l’ai contemplé et je n’ai rien ressenti, rien vu. Rien n’a coulé de mon nombril, pas d’inspiration, pas d’histoire drôle, pas d’histoire de culs. Bon, il y avait longtemps que je ne m’étais pas contemplé le nombril. Ca m’a permis d’avoir une autre vision de moi-même, mais ça ne débouchait sur rien. Je ne sais pas comment font les autres. Je n’ai pas grand chose à dire sur moi. Et quand j’ai quelque chose à dire, je le fais dire par d’autres. Sur scène.
C’est mieux sur scène. J’aime les personnages, leurs dialogues, leurs pseudo émotions, leurs naïvetés. J’aime voir les comédiens se débattre avec leur personnage, se réfugier dans le faux semblant, flirter avec le trou de mémoire et nous laisser croire qu’ils risquent leur vie en jouant la comédie. Ils ne risquent que d’oublier leur texte, ce qui est peu, avouons-le, si peu à côté du peintre en bâtiment perché tout en haut de son échafaudage ou du docker sous les conteneurs qui volent dans les airs. La souffrance du comédien avant de monter sur scène est irrationnelle quoique bien réelle. Plus il souffre et plus son jeu gagne en vertu. La souffrance est la vertu première du comédien. J’ai connu des acteurs, ils se liquéfiaient avant de monter sur scène. Ils se liquéfiaient tellement qu’il fallait éponger pour pas glisser. Tout cela est étrange. Incongru. Il y a des tas de choses incongrues au théâtre.
On prétend qu’au théâtre c’est par le faux qu’on accède au vrai. C’est absurde, comment le faux pourrait-il entraîner le vrai ? vous me suivez… Ca n’a pas d’importance, le théâtre n’a jamais été un bon sujet pour un auteur en quête de personnages. Pour des personnages en quête d’auteur, c’est déjà fait. Rappelez-vous les dernières répliques des Six personnages en quête d’auteur :
(au milieu des cris, se fraie un chemin tandis que le garçonnet – on vient de lui tirer dessus - soulevé par la tête et par les pieds est emporté)
Mais il est blessé. Il s’est réellement blessé ?
Mais oui, réellement ! il est mort…il est réellement mort !…
Mais non, c’est du chiqué ! n’en croyez rien ! c’est une fiction ! il a fait semblant.
Le fils (criant très fort)
Une fiction !!! la réalité monsieur !
Il se précipite vers le cadavre
Fiction ! réalité ! allez tous au diable ! rien de pareil ne m’était jamais arrivé ! Encore une journée de perdue
Rideau
Confusion ! Anarchie ! Voilà ce qui arrive quand les personnages prennent le pouvoir. Heureusement, le rideau tombe et tout redevient normal. Tout ceci mène à une impasse dramatique. Il faut que les personnages croient à leur vérité sinon quoi ? il n’y a plus de personnage ! plus de théâtre. Un personnage qui doute de lui-même est un personnage mort. Un théâtre dans lequel il n’y aurait que des cadavres est une nécropole, une ruine.
Imaginez le monde sans théâtre. Imaginez les scènes vides, les théâtres transformés en centre Fitness. Qui s’en alarmerait ? Y aurait-il quelqu’un pour pleurer la mort du théâtre ? Il se trouvera un jour où le théâtre disparaîtra de la scène du monde comme le reste, comme nous. Il se trouvera peut-être quelqu’un pour en porter le deuil, quelques pages gribouillées en guise de crêpe…collées sur le front ou sur la poitrine là où la douleur plonge dans le cœur. Là où le sang jaillit…
A suivre.