Feuilleton: "Le souffleur" 6

Moi aussi je vois rouge le matin quand je palpe mon porte monnaie. Je ne demande pas grand chose, pas le prix Nobel, même pas un strapontin à la télé. Je serais même prêt à me faire embaucher comme nègre. Nègre, ça ne se trouve pas dans le répertoire opérationnel des métiers. Ils ont « porteur de bagages » mais « pas porteur de valises ». Le porteur de valises, c’est le nègre des hommes politiques, celui qui écrit leurs discours. C’est ce qu’il y a de plus facile, écrire des discours. J’en écris chaque jour des discours. Personne n’écoute. Même quand j’ai des idées géniales.

Il y a mon chien. Il remue la queue quand je lui tiens un discours. C’est poignant. Si tous les actionnaires remuaient la queue quand le président leur… Je m’étais promis de ne pas la faire celle-là. C’est trop facile. Avec le chômage, la force du verbe s’épuise, on tombe dans la facilité et ça rend amer. L’amertume est le poison le mieux partagé chez les demandeurs d’emploi et les buralistes. J’ai failli avoir faim. La Faim, Knut Hamsun, 1890. Bon d’accord, il est passé de l’anarcho-syndicalisme à la collaboration avec les nazis.

Du chômage au refus de la société.

Du romantisme anarchique au romantisme fasciste.

De la solitude des villes à celle des forêts.

J’aurais pu être le protagoniste de Faim.

Un Untermensch qui rêve d’être écrivain, un individu sans attache dans lequel s’incarne la folie universelle.

J’aurais pu me perdre en invectives stériles, entreprendre un voyage au bout de la nuit et mourir à crédit.

J’aurais pu devenir fou.

Mais je ne le suis pas. J’ai été sauvé par les restaurants du cœur. Les restaurants du cœur m’ont donné à manger quand je n’avais plus que mes semelles à bouffer. Les restaurants du cœur m’ont nourri spirituellement. J’y ai rencontré les pauvres, ceux d’aujourd’hui. Les familles sans pères, les pères sans emploi, les minima sociaux, les sans-papiers, les crève-la-faim, les jeunes sans toit ni loi, les femmes avec voile et sans voile, les handicapés de toujours, les sans bagnoles, les sans amours, les Sans.

Les Sans me regardaient bizarrement dans la file d’attente. Parce que j’étais toujours Avec. Avec un bouquin dans les mains. C’était la période où j’ai lu Fragments d’un discours amoureux  de Barthes, c’est un livre écrit par morceaux donc idéal pour les files d’attente. La correspondance de Flaubert, c’est très adaptée pour les hypermarché, on la met dans le caddie et ça roule C’est quasiment impossible avec les Mémoires du Cardinal de Retz. J’ai lu à haute voix, les Sans m’ont écouté avec beaucoup plus de sérieux qu’un amphithéâtre rempli d’étudiants de deuxième année de sciences po. Là, j’ai eu une idée géniale. Ce n’est pas seulement de nourritures terrestres dont avaient besoin ces gens mais aussi de nourritures spirituelles. Je suis allé voir le responsable du restaurant en lui proposant d’ouvrir une librairie du cœur. Ca ne l’a pas enthousiasmé. Ca n’a enthousiasmé personne, sauf quelques libraires qui espéraient se débarrasser de leurs invendus. Il n’en était pas question. Ce serait comme donner des nourritures dont la date de préemption est passée ! A la limite des livres d’occasion à l’état neuf.

A la limite.

De qui se moque-t-on ? ce n’est pas parce qu’on porte des vêtements élimés qu’on doit se contenter de bouquins illisibles. D’ailleurs, la littérature devrait faire partie des minima sociaux à l’égal de la CMU, du RMI ou de l’allocation logement.

J’entends d’ici les mauvais coucheurs, les libéraux et les énarques : « quoi, vous voulez leur donner Dostoïevski à lire ? mais il y a d’autres priorités. Avant de leur donner des livres, donner leur du boulot ! qu’est-ce qu’il en feront de vos bouquins, ils les revendront ou ils les utiliseront pour caler leurs meubles ou se torcher le cul ! »

Ces pisse-froids, ces ignares, ces grincheux ne peuvent pas imaginer le plaisir qu’on peut prendre à lire Finnegans Wake. Il faut lire Joyce au milieu de gens qui parlent arabe, peul, turc ou chinois. Finnegans Wake on en parle, mais on ne le lit pas. Moi, je l’ai lu. Je n’ai rien compris. D’accord. Mais je recommencerai jusqu’à ce que je comprenne, jusqu’à ma mort ! Qu’est-ce qu’un grand livre ? c’est un livre pour lequel on est prêt à donner sa vie ! Les fanatiques du Coran qui se font sauter partout dans le monde prouvent qu’un grand livre ne peut rien contre la connerie.

 

Après l’affaire des librairies du cœur, je suis entré en dépression. J’ai pris des psychotropes, des trucs abominables qui me donnaient des vertiges dès que je me mettais à lire. Pendant neuf mois, je n’ai plus rien lu. C’est le temps qu’il m’a fallu pour mettre bas ma dépression. J’ai connu la faim, la douleur physique, la solitude, mais il n’y a pas pire souffrance que de ne plus être capable de lire. Même dans les camps de concentration, les déportés arrivaient à se remémorer des poèmes et des romans entiers, ils lisaient dans leur tête. Soljenitsyne a écrit ses livres sur des timbres postes. Moi, je n’arrivais plus à me souvenir de rien. J’avais un mal extrême à me rappeler le titre de tel ou tel ouvrage écrit par tel auteur. J’ai pensé à mettre fin à mes jours. Mais j’étais trop déprimé pour organiser mon suicide. Chercher la corde, le pistolet ou les médicaments nécessaires. Trouver le lieu symbolique qui donnerait du sens à ce suicide : les toilettes de la bibliothèque nationale, le bureau d’un éditeur, une scène nationale, le rayon livres d’une grande surface. Enfin, trouver l’énergie pour écrire la lettre qui resterait dans l’histoire de la littérature comme chef d’œuvre de l’art épistolaire. Tout cela me fatiguait rien que d’y penser. D’ailleurs ma disparition n’affecterait personne, ni dans le monde de la critique, ni dans celui des lecteurs. Or il n’y a pas d’autre consolation à son propre malheur que le malheur des autres.

 

            Le 1er mars 1835, Büchner s’enfuie de Darmstad. Il est membre de la société des droits de l’homme, il vient d’écrire Danton dont il envoie le manuscrit à l’écrivain Gutzkow.

            (il lit)

Monsieur,

Peut-être que l’observation, ou peut-être, votre propre expérience vous ont-elles appris qu’il existe un degré de misère qui vous fait oublier tout scrupule et taire tout sentiment. Certes, il y a des gens qui prétendent que, dans pareil cas, il vaut mieux quitter ce monde en se laissant mourir de faim , mais je pourrais affirmer le contraire en citant un capitaine aveugle depuis peu qui déclarait qu’il se tirerait une balle dans la tête s’il n’était contraint de vivre pour que sa famille reçoive sa solde. C’est affreux (…). Vous ne vous étonnerez pas que je force votre porte, que je pose un manuscrit sur votre poitrine et demande une aumône. (…)

Je vous prie instamment de lire le manuscrit aussi vite que possible et, si votre conscience de critique le permet, de le recommander à Monsieur Sauerländer et de répondre aussitôt.

Sur l’ouvrage lui-même je ne puis rien vous dire de plus sinon que de malheureuses circonstances m’ont contraint de l’écrire en cinq semaines. Je dis cela pour motiver votre jugement sur l’auteur et non sur le drame.

Je renouvelle ma demande pour une réponse rapide ; dans le cas d’une issue favorable, quelques lignes de votre main pourraient, si elles me parvenaient ici avant mercredi prochain, m’épargner une très mauvaise passe.

Le ton de cette lettre vous déconcertera peut-être, pensez qu’il m’est plus facile de mendier en guenilles que de présenter une supplique en frac et m’est encore plus facile de dire, pistolet au poing : la bourse ou la vie ! plutôt que de murmurer lèvres tremblantes : dieu vous le rendra !

 

Moi, je n’ai de manuscrit à présenter à personne.  Donc je n’écris jamais aux éditeurs ou aux critiques. Je n’imagine même pas qu’un éditeur puisse s’intéresser à ce que j’écris. Je ne veux pas tomber dans le pathétique. Ce n’est donc pas de ce côté que se trouvait le remède à ma dépression. Le brouillard s’est dissipé lentement et de manière insolite. J’étais au grenier dans l’idée de repérer une belle poutre pour y poser un piège à pigeons (en sauce chasseur, ils sont délicieux) – j’habite un studio mansardé sous les toits, il me suffit de passer la porte d’en face pour entrer au grenier- donc, je cherchais cette poutre quand mon regard fut attiré par un carton d’où dépassaient les couvertures poussiéreuses de vieux bouquins. Je les ai observées longtemps, immobile, plein de tendre tristesse.

Tous ces livres qui me tendaient leurs couvertures! Finalement, je m’approchai du carton et en sortit un livre de poche. C’était le numéro 25 de la collection, un volume paru en 1965. Je l’ouvris, non pas pour le lire, mais pour le respirer. Ces vieux livres de poche ont une odeur très caractéristique de papier qui se dégrade lentement, de sacristie endormie et de pupitre taché d’encre. Je l’ouvris et le respirai longuement, comme un opiomane se délectant de son vice. Je ne sais pas combien de temps je restai le nez plongé entre les pages, mais quand je m’en retirai, je lus, écrit en lettres majuscules:

 

DESESPOIR EST MORT

 

Ce fut un choc, je laissai tomber le livre et courus me réfugier dans ma chambre. Quelques jours passèrent, je retournai au grenier. Le livre qui commence si brutalement c’est le Silence de la Mer. J’en profitai pour respirer d’autres bouquins. Un Mauriac, un Malraux, un Maurois, un Montherlant, un Gide, un Camus. Quand je commençai à respirer Rhum de Cendrars, le nuage noir et épais qui me bouchait la tête commença à se dissiper. Moravia. Giono. Hemingway. Rolland. Greene. Vailland. Je n’étais pas guéri. Mais j’allais mieux. Je recommençai à lire.

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