Je me retrouvai seul et sans argent, mais libre. Je n’étais pas un écrivain maudit, je n’étais qu’un maudit écrivain et ne savait où aller pour m’abriter. Le jour, je me rendais à la bibliothèque municipale pour y lire périodiques et revues, j’y étais au chaud et dans un semblant de compagnie. Retraités, sans emplois, étudiants pauvres. J’étais avec les miens. Jusqu’au moment où l’on me reconnut et me mit à la porte. Je les avais trop escroqués pour protester de mon droit. Il ne me restait plus qu’à me faire passer pour fou et interner pour obtenir le gîte et le couvert. Ce qui était risqué, avouons-le, pour ma santé mentale. Je veux bien disparaître de l’espace public mais en pleine possession de mes facultés intellectuelles. Je me rendis dans un cimetière. Les caveaux étaient fermés par des grilles infranchissables. C’était pourtant un endroit paisible, loin de l’agitation forcenée de la ville. Je passai une nuit dans un abri pour SDF. J’avais mon sac de livres, je ne le quittais pas des yeux. Je ne renouvellerai jamais cette expérience. Plutôt dormir dans la rue. Plutôt souffrir du froid. Plutôt crever.
Heureusement, je n’ai pas fait que des conneries dans ma vie. J’ai été souffleur au théâtre. J’étais très jeune. Ca n’a duré qu’un mois. Ensuite, ils ont supprimé les souffleurs. La crise a commencé le jour où ils ont supprimé les souffleurs. Je me suis dit, quant à finir : autant finir en beauté. J’ai pris mon sac de livres, des bougies, une réserve d’eau et je me suis faufilé dans le théâtre.
J’ai rejoint mes quartiers d’hiver, mon exil intérieur.
J’ai trouvé sans difficulté la trappe qui menait sous la scène et je m’y suis installé. Depuis une quinzaine de jours déjà. Mes réserves s’épuisent, mais je n’ai pas l’intention de ressortir. Je finirai ici, sous les premières loges, à moins qu’ils ne me découvrent avant. C’est vraiment un refuge idéal par ces temps de déliquescence culturelle. Autant en profiter maintenant, car au train où vont les choses le théâtre finira par être privé de tout. Vous ne le croyez-pas ?
Qu’est-ce lui qui reste au théâtre ? Les larmes et le rire appartiennent aux bandes dessinées. L’indignation et la révolte, on les trouve dans les revues et les journaux. Les mots d’esprit et l’érotisme font le bonheur de la publicité. Le plaisir de la discussion revient désormais aux talks show, l’effroi aux films d’horreur, le suspens aux matchs de foot, la curiosité aux documentaires,
Qu’est ce qui reste pour le théâtre ?
Ce qu’ils craignent tous : l’ennui !
Non, j’exagère. J’exagère ? oui, rien qu’un peu. Il reste aux théâtre des corps, des corps intermittents certes, mais des corps tout de même. Et des textes, des textes plein les bibliothèques et les disques durs, des textes morts. La littérature dramatique est d’abord une littérature morte comme il y a des langues mortes, connues des seuls spécialistes. Qui est-ce qui publie encore de la littérature dramatique ? Des fous ! des éditeurs fous qui y laissent leur chemise ! Il vaut mieux vendre des téléphones portables ou des émissions de télé.
Oui mais, la pub sauvera le théâtre. Il n’y a pas de raison que le théâtre soit épargné. Pub avant le spectacle, pub après le spectacle et, si nécessaire, pub pendant le spectacle sur les décors et les costumes !
Qu’il me soit épargné de vivre pareille infamie ! (on entends des bruits de pas et de voix)
Ils reviennent, c’est l’heure de la répétition. Ils sont presque au point. Ils en ont chié comme pas possible….Demain, c’est la générale.
Silence, je me tais…
Les bas fonds se taisent.
(Les voix se font de plus en plus distinctes : on entend les répliques de la pièce en répétition.)
Noir.