Extrait
Cette pièce a été écrite par Denis Rudler en 1997 dans le cadre d'une action menée par la Maison de Quartier des Glacis du Château à Belfort suite aux entretiens qu'on peut lire ici. Elle avait pour titre: Le clandestin passager. Elle a été retravaillée et s'appelle désormais: Personne (texte téléchargeable sur le site : "Le Proscenium").
Résumé:
Un fils d’immigré a quitté son pays pour partir à la recherche de son père. Il s’appelle Télémaque. Lors de ses pérégrinations, il arrive dans une banlieue et rencontre différents personnages dont certains vont l’aider dans sa recherche. Ces personnages sont inspirés de la mythologie grecque et de l’Odyssée. La pièce évoque des parcours d’immigration et interroge des identités perturbées par les changements parfois brutaux causés par les processus migratoires.
Scène 1
ANTINOOS
Du rhum, de la cannelle et du citron vert, rien de tel pour vous remonter le moral ! ( il ouvre l’attaché-case) Merde, plus de rhum ! Les poches vides et plus de rhum ! La mort. Qu’est-ce que je vais leur raconter : que si j’avais eu une cravate noire, ils m’auraient embauché ? Parce que les représentants en bijoux, ils portent des cravates noires ? Mais avec ma gueule : noir sur noir, ça passe pas. Bon dieu, si j’avais une gueule de blanc ! Au téléphone : » comment vous vous appelez ? – Antinoos. – C’est joli ça, c’est grec ? – Oui, un peu – Passez-donc me voir demain matin ». Mais quand il me voit arriver : « ah, mon cher monsieur, c’est pas de chance, la place est déjà prise ! Mais avec un nom comme le vôtre vous devriez aller vendre des fromages de brebis ». Des fromages !? Des fromages dans mon attaché-case ! Quel con ! Et les potes qui vont se foutre de ma gueule : « ça sert à rien de te faire passer pour un blanc, avec ta peau tu es comme un mouton noir au milieu du troupeau ! » Mais lui, il en a du travail, que des boulots de merde. J’aime bien monter sur les hauteurs. Ca me détend. Vue d’ici, c’est plutôt un beau quartier, ni trop grand, ni trop petit. Des gens qui viennent de partout, t’as l’impression de faire le tour du monde en un quart d’heure. Bon, il y a des chômeurs et des jeunes qui s’emmerdent, mais c’est partout pareil. (Entre Télémaque) Qui c’est celui-là ?
Hé, camarade, on surfe sur le spleen ? T’as plus de souffle ?
TELEMAQUE
Je n’ai plus rien.
ANTINOOS
Alors, nous sommes frères.
TELEMAQUE
On roulait sur l’autoroute quand les flics nous ont arrêtés. J’ai réussi à m’enfuir, mais mon sac est resté dans le fourgon. J’ai continué à pied, à travers champs.
ANTINOOS
T’es pas d’ici toi ! D’où tu viens ?
TELEMAQUE
D’Appollonia.
ANTINOOS
C’est en Grèce ?
TELEMAQUE
Non, à côté.
ANTINOOS
Qu’est-ce que vous venez foutre ici ? Y a plus de boulot pour les immigrés de l’intérieur, alors pour ceux de l’extérieur comme toi ! Qu’est-ce que tu sais faire ?
TELEMAQUE
Voyager.
ANTINOOS
Il est marrant lui !
TELEMAQUE
On peut dormir par ici ?
ANTINOOS
Y a un hôtel, c’est cent balles la nuit.
TELEMAQUE
En Allemagne, des compatriotes m’ont dit : « va dans cette ville, tu y trouveras des illyriens. Ils t’accueilleront et t’aideront.
ANTINOOS
Ici, il y a des maghrébins, des turcs, des chinois, des laotiens, des alsaciens, des mauritaniens, des antillais, des manouches, des sénégalais, des italiens, des espagnols, des français et peut-être des patagons, mais pas d’illyriens.
TELEMAQUE
Tu n’as donc jamais entendu parler de l’Illyrie ?
ANTINOOS
Où c’est ?
TELEMAQUE
Dans les Balkans.
ANTINOOS
Ah ouais, la Croatie, la Bosnie, la Yougoslavie, tous ces pays qui se foutent sur la gueule !
TELEMAQUE
En partant d’Illyrie et en remontant vers le nord, on traverse le désespoir. On voudrait rencontrer des peuples, on croise des réfugiés. On croit entendre des chants et ce sont des lamentations. On aimerait goûter les fruits et les vins, mais on ne boit que de l’amertume. Ca pue la charogne. L’odeur t’accompagne longtemps. En Italie, les odeurs de minestrones, elles n’arrivent pas à t’en débarrasser.
ANTINOOS
Tu serais pas dépressif ?
TELEMAQUE
Quand je voyage, j’ai toujours un peu le mal du pays. C’est de famille. On est tous de grands voyageurs. Mon père est parti pendant la guerre…
ANTINOOS
Reste pas ici. C’est pas un quartier pour toi. Tu vois cette tour ? J’habite au dernier étage. Quand la bise souffle, c’est la Sibérie. Mais en été, quand l’orage menace, il fait plus lourd que dans une forêt tropicale. Ici, les gens qui travaillent, ils sont tellement crevés qu’ils dorment tout le temps. Les autres, ils trouvent pas le sommeil, alors ils tournent en rond. Y a pas un bout de terre pour cultiver un jardin ou élever des poules. Je suis arrivé il y a dix ans et je peux plus m’en sortir. Moi, j’aimerais élever des autruches et des bisons. Mais pas ici, en Afrique australe ou dans une île.
(Arrive Démodokos)
DEMODOKOS
Personne ne te retient, Antinoos !
ANTINOOS
Démodokos ? tu nous épiais !
DEMODOKOS
Il ne faut pas le croire étranger. Dans ce quartier, le bon et le mauvais se mélangent comme partout. La plupart des gens ont peu de moyens, mais ils font avec ce qu’ils ont. Il y a beaucoup d’enfants et de jeunes. Certains nous inquiètent, mais d’autres nous rendent confiants dans l’avenir. Mais toi, d’où viens-tu ?
TELEMAQUE
D’Illyrie.
DEMODOKOS
De si loin ? Une grande peur ou un désir brûlant t’ont poussé à fuir !
TELEMAQUE
Il y a vingt-cinq ans, un homme a quitté l’Illyrie pour se rendre en Occident. Il est parti sans se retourner, sans jamais donner de ses nouvelles. Je suis à sa recherche.
DEMODOKOS
Voilà qui est rare et courageux.
TELEMAQUE
Cet homme n’avait pour seul bagage que ses vêtements. Mais c’était mon père.
DEMODOKOS
Est-il encore vivant ?
TELEMAQUE
Je ne sais pas.
DEMODOKOS
Quel est son nom ?
TELEMAQUE
Ulysse.
ANTINOOS
Je connais personne de ce nom-là.
TELEMAQUE
Il n’y a donc pas d’Ulysse par ici ?
ANTINOOS
Pas plus que d’illyriens !
TELEMAQUE
Dans ce cas, je poursuivrai mon chemin.
DEMODOKOS
Il est bien tard pour reprendre la route.
ANTINOOS
Comment tu t’appelles ?
TELEMAQUE
Télémaque.
ANTINOOS
Télémaque, tu es fatigué car tu as beaucoup et mal voyagé. Ton visage est bien sombre. Mes amis les Lotophages sauront te distraire. Leur musique est aussi douce que le miel.
TELEMAQUE
Ce sont des mangeurs de loto ?
ANTINOOS
Non, c’est le nom de leur groupe.
(Ils sortent)
DEMODOKOS
Il y avait autrefois au foyer dont on aperçoit les lumières, un homme qui se faisait appeler « Personne » quand il était en difficulté. C’était un malin qui espérait tromper le monde en changeant de nom. Il était connu sous le nom d’Ulusoy. Mais il n’était pas turc. Il y avait une pointe d’accent inconnu dans sa façon de parler.
L'intégrale du texte est téléchargeable sur le site du Proscenium.
Théâtre amateur belfort franche comté