LA FILLE
voilà ce qui ne va pas : tu ressasses...
ELLE
Je n'ai que ça, le passé à ressasser.
LA FILLE
Et nous ? On est ton avenir tant que tu es en vie.
ELLE
Il y a vingt ans, quand tu habitais encore à la maison.
LA FILLE
D’accord, tu ne peux plus rien pour nous, sauf une chose : rester en vie le plus longtemps possible.
ELLE
Tu as peur de ma mort.
LA FILLE
Tu m'énerves avec tes réflexions stupides! Si tu as quelque chose à me reprocher, dis-le... Excuse-moi, je suis fatiguée.
ELLE
C'est de ma faute.
LA FILLE
Non, tu n'y es pour rien. Cette semaine, j'ai vécu des moments difficiles au bureau.
ELLE
Quand on est malade, on ne pense qu'à soi. On oublie que les autres ont aussi leurs problèmes.
LA FILLE
Qu'est-ce qui te préoccupe ?
ELLE
Une cicatrice.
LA FILLE
Une cicatrice ?
Le fils entre.
LE FILS
Je suis en retard. J'ai eu toutes les peines du monde à me libérer. Un client dont je n'arrivais pas à me débarrasser. Je suis heureux de vous retrouver toutes les deux, comme autrefois, à la maison, quand père était absent et que nous passions la soirée ensemble. Je pense beaucoup à ce temps-là depuis que tu es hospitalisée. C'est un besoin irrépressible, savoir ce que nous avons été et pourquoi nous ne le sommes plus.
LA FILLE
C'est une maladie !
LE FILS
Hier, j'ai passé ma soirée à fouiller dans une valise.
LA FILLE
Que tu as jetée, j'espère
LE FILS
Non.
LA FILLE
S'il s'agit de s'encombrer l'esprit avec des vieilleries, je m'en vais.
ELLE
Reste.
LE FILS
Parlons d'autre chose.
ELLE
Qu'est-ce que tu as trouvé dans cette valise ?
LA FILLE
Maman, sois raisonnable.
ELLE
Tu n’as pas le droit de nous priver de ça.
LA FILLE
Ne t'énerve pas.
ELLE
Je ne m’énerve pas...
LA FILLE
Tu te sens mal ?
ELLE
Parlez, parlez entre vous, je m'essouffle.
LA FILLE
Allonge-toi.
LE FILS
Je ne pensais pas que des coupures de journaux qui ont plus de quarante ans vous mettraient dans cet état.
LA FILLE
Des coupures de journaux ?
LE FILS
Elles datent de la Libération et relatent des événements liés à l'épuration.
LA FILLE
Il lisait tout ce qui s'écrivait sur la Résistance.
LE FILS
Plusieurs coupures sont annotées. Elles concernent des femmes.
LA FILLE
Quelles femmes ?
LE FILS
Celles qui ont collaboré avec les Allemands et qui ont été tondues.
LA FILLE
Elles ont couché avec l'ennemi, elles ne pouvaient pas s’attendre à recevoir une médaille.
LE FILS
Mais tout cela s'est passé sans jugement. Il y a eu des dénonciations. Ce n'est pas glorieux.
LA FILLE
Elles l'ont mérité. J'espère qu'elles ont appris à se cacher par la suite.
LE FILS
Pourquoi a-t-il rassemblé ces coupures ? Que cherchait-il ?
LA FILLE
Quelle importance ? Qui pense encore à ces femmes ? L'oubli, c'est ce qu'on peut leur souhaiter de mieux. Quant à notre père, il ne nous a rien laissé d'autre que des vieilleries.
LE FILS
Pourquoi tu le méprises ?
LA FILLE
Bon, il y a ces coupures, et alors ?
LE FILS
Alors…au fond, ça n'a pas grande importance...
ELLE
Parle
LE FILS
On te fatigue
ELLE
Non, non, parle.
LE FILS
Ces femmes ont maintenant plus de soixante ans. Des petites vieilles qui ont soulevé tant de passions Sur une photo, il y a la tête de l’une d’elle sur laquelle a été taillée une croix gammée. J'ai apporté une coupure. Il y a une photo et un commentaire.
LA FILLE
Montre... ce sont des prostituées.
LE FILS
Ca t'intéresse…
LA FILLE
La presse s’est faite l’écho de l'épuration à Saint-Marcel en ... en ...C'est illisible. Je t'envoie ce que j'ai retrouvé. Signé Louis ... Louis ?
A la mère.
Tu veux voir ?
ELLE
Non.
LA FILLE
Il t'ennuie avec ses vieilleries.
ELLE
Non.
LA FILLE
Je vois bien que ça ne va, pas.
ELLE
J'ai mal.
LA FILLE
Où tu as mal ?
ELLE
A mon passé.
LA FILLE
Qu'est-ce que ça veut dire ?
ELLE
C'est tout ce qui me reste.
LA FILLE
Nous, on ne compte plus ?
ELLE
Tout ce qui me reste, cette chambre d'hôpital.
LA FILLE
Tu dis n'importe quoi
ELLE
Aide-moi
LA FILLE
Je fais ce que je peux ... Pierre également.
ELLE
Tu es une mauvaise fille.
LA FILLE
Tu as de la fièvre, tu ne penses pas ce que tu dis, arrête tes bêtises Pierre, ne reste pas planté là comme un idiot.
LE FILS
Qu'est-ce que je dois faire ?
LA FILLE
Va lui chercher à boire.
LE FILS
Où est son verre ? Je ne trouve pas son verre.
LA FILLE
Ce sont les filles de salle. Elles l'ont emporté. Elles n'en ont rien à foutre des malades. Je vais en chercher un. Tiens-lui la main, je reviens.
Elle sort.
ELLE
Il y a très longtemps.
LE FILS
Ne parle pas, tu te fatigues.
ELLE
... un homme m'a aimée, malgré tout. Tu sais, aimer malgré tout, c'est l'amour vrai ... Je suis…
LE FILS
Reste couchée, calme-toi ... Mais qu'est-ce qu'elle fout ?
ELLE
J'ai chaud beaucoup trop chaud. A mon âge …beaucoup trop de souvenirs… Saint-Marcel, mon village…
LE FILS
Te laisses pas aller. Tu m'entends ? Tu ne dois pas te laisser aller !
ELLE
... N'aie pas peur ... Je n'ai pas tout dit. J'ai sommeil…
LE FILS
Tu t’endors ? hein, tu t’endors ?
ELLE
Emporte-moi, emporte-moi à la maison.
LE FILS
Je ne peux pas, pas maintenant Ce n'est pas possible.
ELLE
Toi aussi, tu ne m'aimes pas.
LE FILS
Mais si…
ELLE
Ramène-moi à la maison, je te dirai tout.
LE FILS
Je vais sonner l'infirmière.
ELLE
Non, c'est à toi de m’aider, relève-moi pas comme ça !
LE FILS
Comment ?
ELLE
Pas comme ça. Tu ne me comprends pas ! Tu es un mauvais fils.
LE FILS
Mais qu'est-ce qu'elle fout ?
ELLE
Malgré tout …c'est l'amour vrai
LE FILS
Parle pas ! Je vais les chercher
Il court à la porte.
Par ici, par ici. Elle s'étouffe !
La mère sur son lit, somnolente, l’oxygène branché dans le nez. Le fils et la fille à
son chevet.
ELLE
Tu m'as parlé de l'autre monde
Sur ce morceau de papier
il y avait ton amour
Et je n'ai pas eu la force
Tu savais
Cette photo sur le journal
C’est moi
Je n'ai pas su te dire
combien tout cela était vrai
et combien tu m'as aidée à vivre
Eux ils me veillent
Je n'ai pas réussi à leur dire
Un voile blanc s'est abattu sur moi
Soudain
Je ne trouvais plus mes mots
Quand on ne trouve plus ses mots
on devient méchante et injuste
Ils se lèvent, l'embrassent et sortent.
Ne partez pas
Je,voudrais tant vous dire
que je vous aime
Je ne vous accablerai plus
avec mes sales petites vérités
Tout cela se disperse au-dessus de moi
en ombres blanches
Des bulles de gaz épais
emportent mes souvenirs
Le plus dur n'est pas de mourir
Il faut compter sa vie
toute sa vie
dans son corps
et lui donner chair
une vie mal reçue
c’est le pourriture qui se développe
Et lui donner son sang
qu'elle s'imprègne de cette musique particulière
qui vient aux tempes
quand le bonheur nous frappe
L'oxygène coule en moi
et dissout le mal
Oui ça va mieux
mieux
mieux
FIN