L'infirmière revient.
L'INFIRMIERE
On retourne dans son lit, mamie…Mais oui, vous pouvez…Levez-vous…Faites un effort vous devriez gambader…oui gambader …non, je ne suis pas méchante avec vous ... je vous pousse, sans quoi vous resteriez au fond du lit, immobile. C'est ce que vous recherchez? ...Allez, encore un effort. Asseyez-vous…Levez la jambe, je vais retirer le chausson…L'autre. On se tourne et on étend les jambes…parfait. Vous voyez, vous pouvez… on peut toujours quand on veut, c'est le défi humain. Nous ici, on préfère les grand-mères qui se bougent, même si elles se plaignent…
Elle sort.
ELLE
La vie est une plainte sans écho
On ne pleure son passé que pour mieux l'oublier
Même, l'usure du corps devient une habitude
Les yeux ne perçoivent plus que du brouillard
Les dents ne mâchent plus que de l'amertume
L'estomac ne digère plus que de la semoule
On se sent faible
avec des pensées plus fripées qu'une vieille pomme
On se vide
en contemplant d'anciennes photos
que l'on croit appartenir
au monde qu'on a connu
et qui n’est plus
Toi
tu es parti avant le massacre
avec une peau encore lisse
et tout tes cheveux
dans lesquels je passais une main fébrile
Toi
C'est la misère présente qui rend plus douloureuse
ton absence
A l'hôpital le monde est une bouleversante absence
On voudrait s'en débarrasser
Mais on n'y arrive pas,
On attend une visite la nuit le repas la piqûre
On attend le temps
Je dirai à ma fille
Emmène-moi
Tout de suite emmène-moi
J'ai des révélations importantes à faire
Mais pas ici
Ici je ne pourrai pas
Elle me répondra
Viens je t'emmène
ma voiture est en-bas
on prend l'ascenseur
Tu peux marcher
C’est merveilleux comme tu peux marcher
Tu sais
je lui dirai encore
les infirmières ne savent pas donner le bras
comme tu le fais
ni marcher à mon rythme
Tu es ma fille
c'est pourquoi tu me soutiens avec bonheur
avec ce bonheur-là
Surtout ne pas oublier mon foulard
Les gens pourraient s'imaginer
Mais non ils n'y pensent plus
Personne ne pense plus à ça
Les gens ne pensent plus
Toute ma vie je me suis efforcée de ne plus y penser
et je n'ai fait que ça
pour me convaincre que j’étais maudite
Je ne le suis pas
J'ai deux enfants
Ils m'aideront
Ils m'ont toujours aidée
Ce sont des enfants bien
Ils ne mentent pas
ils ont le respect de la vie
et n’ont pas à rougir de l'histoire
car ils ne souffriront pas cette humiliation
ni ces morts ni ce sang
c'est mieux ainsi
Entre la fille.
LA FILLE
Bonjour ... Tu es déjà couchée ? Tu as passé une bonne journée ? Ils n'ont pas changé l'eau de ton dentier ? C'est qu'ils font tout en gros. En gros, c'est le mot. Si on n'était pas là pour s'occuper des petites choses ce serait terrible, oui terrible ! Même la plante, ils ne prennent pas la peine de l'arroser. Tu as mangé aujourd'hui ? Mieux qu'hier ?
ELLE
Oui.
LA FILLE
Ce n'est pas si mauvais que ça. En tout cas meilleur que ce que tu pourrais te cuisiner à la maison vu l'état dans lequel tu es. N'est-c,e pas ?
ELLE
Oui.
LA FILLE
Du repos, voilà ce dont tu as besoin. Tu dois prendre le temps de te concentrer sur la guérison et rien que ça. Imagine tout ce dont tu n’as pas à te préoccuper, la toilette, le chauffage, les repas, la lessive, le ménage.
ELLE
On n'oublie pas, tu sais, on n'oublie pas.
LA FILLE
Heureusement ! On espère te voir reprendre une vie normale, tu n'as pas d'inquiétude à avoir. On passera chaque jour chez toi. On ouvre les volets, on arrose les plantes, on nettoie.
ELLE
Vous venez me voir ici chaque jour.
LA FILLE
C'est normal. On ne te laisse pas tomber. Il faut que tu saches qu'on t'attend, qu'on est pressés de te revoir ... Ton linge sale est rangé ?
ELLE
Il ne faut pas te donner tout ce mal.
LA FILLE
Quel mal ? On aménage notre emploi du temps en conséquence. Les enfants comprennent. Quand on leur explique, ils comprennent.
ELLE
Oui.
LA FILLE
Ils viendront samedi. C'est mieux le samedi. Et les soins ? Les infirmières sont toujours gentilles ?
ELLE
Oui.
LA FILLE
Evidemment, elles n'ont pas la sensibilité d une fille. Tu sais, j'ai pensé à te prendre à la maison. Mais j'y ai renoncé. Tu ne voudrais pas être une charge pour nous. Tu tiens à ton indépendance. Tu ne sortiras pas d'ici pour aller ailleurs que chez toi.
ELLE
Ou dans le trou.
LA FILLE
Qu'est-ce que tu dis ?
ELLE
J'en ai vu beaucoup partir pour 1e cimetière.
LA FILLE
Si la maladie devait t'emporter, elle l'aurait déjà fait. Pense à nous qui pensons à toi. Penses-y chaque fois que tu te laisses aller à des idées pareilles. On t'attend. Pierre et sa femme, eux aussi, ils attendent. Il faudra le temps qu'il faut pour que tu reprennes des forces. Qu'est-ce qui ne va pas ? Y'a-t-il des raisons objectives pour désespérer ? Non. Quelqu’un te veut du mal ? Non. Tout le monde s'active pour ta guérison.
ELLE
On ne soigne pas le passé.