Tout ce temps je n'ai connu qu'elle
Mon père est mort durant la drôle de guerre
Il m’observait depuis son cadre sur le buffet
comme on toise une grossesse indécise
La foule m'avait tuée
Il me fallait renaître
J'ai accouché d'une nouvelle vie
neuf longs mois d'obscurité
intérieure et extérieure
Neuf mois de nuit
en dedans et au-dehors
Je ne savais plus ce qu'était la lumière
Je n'imaginais plus qu'il pût y avoir
des êtres humains sur cette terre pourrie
qui ne m'auraient pas jeté la pierre
Neuf longs mois
j'étais sale
devenue une souillon terrée dans sa cave
couchée dans la merde son dégoût et son ressentiment
Neuf longs mois pour chasser de moi l'écoeurement
la vie meurtrie
Je trempais dans mes souillures et salissures
Je baignais dans une odeur étrange
une odeur étrangère l'étrangeté de mon désir
Neuf mois pour quitter mon enfance
Quand enfin ma mère s’est décidée
je n'étais plus qu'un tas de déjections
muette et vide
Elle s'est penchée sur moi
Elle m'a pris la main
m'a conduite vers un bac
dans lequel elle avait préparé un grand bain
Elle m'a lavée
comme on lave un nouveau-né
avec douceur
en prenant soin de ses yeux
en lui maintenant la tête hors de l'eau sous la nuque
Certains me croyaient morte
dévorée par une implacable nécessité
Je n'avais pas su mourir
il me fallait donc vivre et mourir à nouveau
Un jour lointain
proche maintenant
Qui se soucie encore d'une si vieille injustice
qui se soucie encore de l'histoire qui fut la nôtre
qui n'est plus la vôtre
Qui
au confort de l'ignorance
préfère les tourments de l'aridité historique
N'est-il pas fou
celui qui ayant goûté le repos de l'indifférence
cherche en de vieux démons
les palpitations de l'histoire
La faim m'avait poussé
à coucher avec la guerre
sans le savoir
L'Allemand parlait français
il possédait cette distinction des intellectuels
qui rend terrifiante la vérité
Je m'étais laissée vaincre par cette désinvolture
cet amour sans contrainte
et tout ce qui nous opposait
Mais je n'ai rien revendiqué
surtout pas la réconciliation entre les ennemis
A dix-neuf ans on ne connaît pas ses ennemis
on se donne par orgueil
on croit posséder celui que l'on tient entre ses cuisses
On n’étreint que sa propre faiblesse
et on s'invente des soupirs amoureux
Les crachats ont lavé mes soupirs
Les égarements de la vertu m’ont déchirée comme des clous dans la chair
Tuez-moi ai-je crié à la foule
Un homme s'est avancé
qui avait du galon
Un résistant
Il les a écartés
mâles et femelles assoiffés de sang
Il m'a libéré les mains et il a dit
va-t'en
C'était l'archange Gabriel surgissant en enfer
Je n'avais pas la foi
Je ne l'ai pas salué
Je ne l'ai pas remercié
Je n’avais pas demandé sa protection
à dix-neuf ans
sur une place publique
face à une foule déchaînée
Maintenant je sais ce que damnation veut dire
Après avoir goûté le miel du plaisir j’ai bu le fiel de l'histoire
On ne vient pas impunément au plaisir
en s’oubliant de l'histoire
Car le temps se saisit et se dessaisit de tout
J'attends avec impatience la fin des temps
On ne m’a pas jugée
pas excusée pas dédommagée
On m'a endommagée
moi la femme tondue
J'attends avec impatience le dernier baiser
J'attends mes enfants
Je leur dirai tout cela
et qu'ils m'embrassent enfin
qu'ils acceptent de m'embrasser malgré cela
comme ma mère m'a embrassée
en me sortant du bain
et me poussant au soleil
pour sécher ma peau et mes souvenirs
L'oubli comme le sable conserve
La vie mutile
Le cri soulage
Le cri est humainement nécessaire
Puis arrive le temps
Où l'on n'a plus la force de crier
De revendiquer pour soi
Je ne demande pas réparation
Je voudrais qu'on me comprenne
qu'il ne soit pas dit que cet échec
cette honte et ces excès étaient les miens
Pendant quarante ans je me suis tue
Mon mari est mort sans savoir
Il me caressait la tête et il disait
je t'aime avec tes cheveux courts
depuis quand tu les portes court
Parfois je pleurais
Parfois non
je me détournais
Le passé on l'a en soi
cette tumeur nous prive du présent
Toute ma vie j'ai vécu en décalage
comme si tout ce qui m'arrivait
l'était pour une autre
Moi corps de papier
vieux papier de crêpe bruni par le temps
je ne m’écris plus qu’étrangère
C'est le silence qui nous abreuve de tant de malheur
J'ai fui ma ville mon enfance mes amies
Ma mère est restée
gardant son chagrin d'avoir été l'utérus
par où arriva la femme bannie
J'ai cherché l'oubli pour mes enfants
J'ai voulu l'innocence
de grands draps immaculés
d'insouciantes années
une grande légèreté de la vie
un bonheur
Je me suis oubliée
J'ai été le fantôme de moi-même
celle qu'ils ont aimée
que j'aurais voulu être
moi la femme tondue à jamais tondue
Ils ont été les enfants de leur père
Il les a voulus
Il est la lueur sans laquelle je n'aurais pas vécu
Il m’a tirée hors de moi
portée où la vie parle d'abondance
où j 'étais le rêve de moi-même
Sans lui
perdue dans un mirage trop grand
j'étais finie
J'ai survécu
On compte les souffrances accumulées
Je ne méritais pas de lui survivre
La brutalité de l'histoire m' avait dépouillée
Il m'a donné son souffle ses baisers ses enfants
Il a jeté sur moi une lumière inattendue
emportée dans la tombe
et qui ne me sert plus qu'au souvenir d'anciennes rêveries
J'ai porté ma croix sur la tête
là où s'écrit l'histoire
là où la mort jette un regard désabusé
Une infirmière entre.
L'INFIRMIERE
Toujours à marmonner, Mamie ?... Vous n'avez rien bu ? Il faut boire pour dégager les reins. Le médecin 1'a dit. Vous êtes têtue. Ca va beaucoup mieux qu'à votre arrivée. Vous nous quitterez. Et on vous regrettera. On s'attache, croyez-moi... Pas bien causante aujourd'hui. Bon, bien, si je vous gêne ...Ah ! un sourire enfin ! Si votre fille tarde à arriver, appelez-moi, je vous aiderai. Souriez ! souriez . On n'est pas des barbares.
Elle sort quelques secondes, revient.
J'ai oublié le thermomètre ... Dites-donc, si vous continuez à baisser, vous allez vous transformer en glaçon !
Elle sort.
ELLE
La maladie n'est pas une épreuve
pas une punition pas un rachat
La maladie est une farce qui se joue seule
dans le petit théâtre de la souffrance quotidienne
Longtemps la femme tondue a dissimulé en moi la maladie
comme un virus se cache derrière un microbe
On croit être grippé
en vérité on souffre d'un mal plus terrible
Les premiers symptômes ont été comme des mots lâchés par le corps
des mots incompréhensibles
intraduisibles
épais comme la chair
lourds comme un caillot de sang
brûlants de fièvre
C'est ainsi que j'ai préparé ma confession
cinq longues années après sa mort
La maladie s'est installée
les douleurs se sont calmées
Cette maladie n'est pas une maladie
mais un dialogue avec moi-même
Comment le faire comprendre aux médecins
Pourquoi hâter la guérison
C’est ainsi que la vie s'achève
Quand on est privé de l'ultime combat
Mes enfants m'ont traînée ici
Te soigner te soigner criaient-ils
Et moi
pas la peine
Et eux
pourquoi
Et moi
ça passera
Mais un jour je suis restée clouée au lit
clouée par mille pointes
qui me brûlaient la peau du dos et des fesses
Ils m'ont arrachée du lit et transportée ici
et transformée en plante verte
que de fébriles infirmières arrosent chaque jour
C'est ainsi quand l'âge vous prend
on se nourrit de l'immobilité
et de ce qu'on vous tend
un peu de compote de pommes
un verre de tisane ou une poignée de pilules
chaque jour on attend sa ration
on attend la délivrance
On accouche de sa mort
de ce qu'on a été
La mise au monde n'est qu'une affreuse tromperie
Mes enfants je les ai eus dans les hurlements
Je redoutais pour eux ce que j'avais souffert
et ce qu'il me restait à souffrir
J'étais heureuse et triste
et dure avec lui qui ne cachait pas son bonheur
ne comprenait pas mon manque d'enthousiasme
Il ne fallait pas que cela soit
Je ne devais pas connaître ce bonheur-là
moi
la femme tondue
qui venait de pousser hors de son sexe honni
deux innocences
comme si de rien n'était
comme si la mort n'avait déjà passé sous mes yeux horrifiés
son museau humide
c’est elle que j'avais rencontrée à dix-neuf ans
la mort
et rien qu'elle
et rien que cette musique grave
qui remplit de chants nocturnes cette chambre claire
où tant n'ont pu pousser leur chant rageur
avant de rejoindre la tombe
emportés sur des chariots
à l'horizontale
qui est la position du sommeil de l'amour et de la mort
Mes enfants
qu'ils viennent
qu'ils viennent vite
et m'emportent loin d'ici
de ces grands draps blancs
de ces masques blancs
de ces calottes blanches
qui hantent mes nuits
et cette chambre claire
où tant ont poussé des cris de douleur
dans l'espoir d'une guérison
qui arrive si lentement
bien après que la nuit survient
Mes enfants là-bas chez moi
Même privée de tout
de la parole de la santé d'argent
Mais chez moi
Où vieillissent les livres qu'il aimait
où languissent les meubles qu'il touchait
où flotte encore son odeur
Je l'ai comme un souvenir dans la tête
son odeur de grand malade
qu'il traînait de pièce en pièce
parce qu'il voulait finir debout
La liberté est une marche en avant disait-il
C'est pourquoi il avait rejoint le maquis
Et je n'ai pas pu lui dire
combien je ne méritais pas son amour
pas ses caresses
sur mon corps marqué de haine dissimulée
de crachats fantomatiques
Le lui dire
Il m'aurait fallu un courage insensé
Il m'aurait fallu le perdre
Dans un coffret
chez moi
j'ai gardé les lettres qu'il m'a envoyées d'Indochine
avant que le dégoût de la guerre
ne le prive du goût des armes
Il m'écrivait son amour
avec son sang et ses peurs
Des lettres froissées
grasses
Les seules lettres d'amour que j'aie jamais reçues
auxquelles je n'ai pas répondu
Ecris-moi écris-moi
Moi brisée muette paralysée
je pleurais en regardant la feuille blanche
sur laquelle dansaient les monstres passés
toujours vivants
Pardonne-moi
Je ne pouvais simplement pas
Je ne pouvais pas jouer de cet instrument-là
Tu ne m'en as pas voulu
Tu étais meilleur que moi
En tout
Tu ne m'as pas demandé d'explications
Maintenant que je te les donne tu n'es plus là
Plus là
Encore moins ici
où rien ne me parle de toi
où l'on ne parle que de la maladie
jamais du malade
où je me tais
car le silence est une vertu
la docilité un caractère hautement apprécié
comme à l'église
Mais je ne mourrai pas ici
Mon fils m'emportera dans ses bras
petit paquet de chair et de songes
Il me sortira
Je mourrai chez moi
car c’est ainsi que l'on doit achever le cycle
dans ses meubles
dans son monde
avec ce qu'il nous reste de famille et d'amis
Mes amis
Ils ne viennent pas me voir
Est-ce qu'on visite une ombre