Dans une chambre d'hôpital, une vieille femme assise dans un fauteuil.
ELLE
J'ai bu ma honte
toute ma honte
et je ne suis pas saoule
mille citoyens
me sont passés sur le corps
pour avoir couché avec un seul boche
c'était avant la mémoire
dans une sombre liesse
quand le coeur de l'ancien monde
était à l'agonie et que s'élevaient dans la puanteur des charniers
de nouvelles espérances
J'avais dix-neuf ans
J'ai appris la solitude
Il pleuvait des langues de feu et de coups
Les coups sont moins douloureux que les insultes
J'ai entretenu ce catalogue d'insanités
pendant des années
Toute ma vie mes cheveux ont poussé court
J'avais le désert sur la tête
et des rougeurs
J'avais dix-neuf ans
La vie m'a pris beaucoup
J’ai bu ma honte
toute ma honte
et je ne suis pas saoule
Longtemps je ne suis sortie que la nuit
Le jour
on m'insultait
J'ai eu peur du soleil
comme d'un baiser interminable
Dans cette obscurité
je vivais comme une ratte
chassée avec des pierres
J'étais une pestiférée
contaminée par l'histoire
On attendait de moi que je pourrisse
Mes rêves se peuplèrent de figures hallucinées
Le jour
je me cachais
la nuit je pleurais
J'ai pleuré longtemps cette rencontre insensée
Personne n a séché mes larmes
Le peuple ivre
horde bestiale jetée dans la rue
sur le passage d'une armée pressée
chassant les chimères faméliques d'un occupant épuisé
a hurlé ma mort
Je n'étais d'aucune armée
d'aucun. bord
Je comptais mes morts quand l'Allemand est venu
Toute ma vie
cet homme s'est dissimulé dans . ma tête humiliée de femme tondue
Chaque jour n'à été qu'un effort d'oubli
J'ai quitté cette ville furieuse
Les quolibets ont cessé
J'ai retrouvé le jour
Un type s'est caressé devant moi
La foule riait
Il m'a craché à la figure
La foule a ri plus fort
J'entends le rire et le crachat
J'étais en culotte et en soutien-gorge
et la foule riait
me donnait des coups
ma honte ma honte
Je tremblais
L'ennemi s'est glissé en moi
La foule m'a jetée sur un lit de Procuste
le lit où
hurlait-on
j'avais couché avec l'ennemi
L'ennemi me tenait par la faim
C'était un bel homme
Il m'apportait des colis
Un bel homme pas sale pas sauvage pas grossier
C'était un homme armé
introduit de force chez moi
Mille citoyens courent sur mon corps
me brutalisent
écrasent mes cuisses
brûlent mes cheveux coupés
cette cendre jetée dans la boue de mes désirs
Mille hurlent
Taisez-vous taisez-vous
La foule rit
Peuple peuple où es-tu
C'est l'histoire qui nous condamne
au remord et au silence
puis à la terreur
C'est l'histoire qui nous rend mauvais
lucides et mauvais
Longtemps j'ai voulu hurler
que je n'étais pas celle qu'ils croyaient
longtemps j’ai pensé réclamer justice
Mais non
Ils m'ont frappée avec des ceintures
trempées dans le sang de l'ennemi
trois jeunes soldats abattus au pied du cimetière
que trois jeunes résistants avaient capturés
Le sang de l'ennemi a laissé sur ma peau des taches noires
Ces marques sur mon corps
comme des taches de sang
transpirent mon impuissance
mon inconscience
J'aurais dû lui planter un poignard dans le dos
à l'Allemand
Je ne l'ai pas fait
J'ai fait si peu de choses dans ma vie
A dix-neuf ans
on ne lit pas l'histoire dans les livres
on l'apprend avec son ventre et son sexe
Un homme s'est avancé il a brisé les talons de mes chaussures
Je marchais de travers
dans les rires
Ils riaient de mes maladresses
Mais je ne les haïssais pas
Non je n'avais pas la haine attendue
Pardonne-leur
Pardonne-leur
ils ne savent pas ce qu'ils sont
Ils étaient violents
ils imaginaient de grandes jouissances
Mais je n'ai eu qu'un plaisir médiocre
Et chaque jour
Reapparaît la médiocrité de ce passé
La nuit la foule revient
Mais il n'y a que cette ampoule au-dessus du lit
La nuit
Le passé me tient
Je ne peux plus penser
Je ne peux plus penser à mes enfants
Je ne peux plus
toutes mes forces contre cette infamie
toutes mes forces pour n'en rien trahir
pour oublier
oublier les vagissements
Vergessen
Il ressurgit
L’allemand
Il était blond
Les blonds j'en avais horreur
Tout à coup le soleil a frappé
les visages haineux et difformes
la mort a glissé sur la foule
comme un oiseau passe au large
sur une mer calme
La mort était paisible
Pourtant on mourait de mort violente
A quelques kilomètres de là
Moi on me coupait les cheveux
Les cheveux repoussent
les morts ne reviennent pas
Mes cheveux n'ont pas repoussé
Les médecins ont souri
Des cheveux qui ne repoussent pas
C’est impossible
ce n’est pas une maladie
c’est une plaisanterie
Les miens non jamais
les miens cendres jetées dans la-boue
piétinés disparus
Dans les camps l'ennemi tondait
on comptait les scalps
Cette foule
mon dieu cette foule
j'ai peur
Neuf mois j'ai vécu comme une chienne
loin de tout
du village de la vie des monstres des cris des coups de feu
des fêtes
Ma mère me cachait
Elle me disait
Jeanne tu n'as rien à te reprocher
Ils oublieront
Le temps peut tout
Elle me nourrissait
et subissait l'humiliation en mon nom
Un acte qu'elle n'avait pas commis
Et c'est ainsi que parfois la vie
nous donne une mère pour survivre
et ne plus chercher à comprendre
aimer simplement
tant de fois j'allais en finir
elle était là
un peu triste un peu lointaine
Elle m'observait en silence
Ma fille ma fille ne te tue pas
Pleurait ce corps muet
je ne l'ai pas fait pas fait
pas pu